Questions à Jacques Attali à propos de « La crise, et après ? » 10 décembre 2008
« Il existe une disparité essentielle entre démocratie et marchés : la première constitue une invention humaine, née d’un désir de pacification des relations entre les hommes, les seconds demeurent l’expression spontanée de la manière dont notre espèce réglait ses affaires à l’état sauvage : par la guerre de tous contre tous. Ce qui fait défaut à nos démocraties, n’est-ce pas de n’avoir pas encore étendu le principe démocratique aux domaines de l’économie et de la finance, d’avoir laissé en ces lieux des institutions humaines, des plages de sauvagerie ? » Paul Jorion interroge les conclusions du dernier ouvrage de Jacques Attali.
Par Paul Jorion, 10 décembre 2008
Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Cher Jacques Attali, j’ai déjà eu l’occasion il y a quelques jours de dire de « La crise, et après ? » (Fayard 2008), qu’il s’agit d’un livre court mais percutant. Je n’évoquerai pas ici l’historique très précis que vous nous offrez du déroulement de la crise et pour lequel vous me mentionnez comme l’une de vos sources d’information. Vous avez également l’amabilité de voir en moi, aux côtés de Martin Wolf, de Nouriel Roubini, d’Andy Xie et de Raghuram Rajan, l’un des cinq visionnaires qui avaient prévu la crise financière et économique actuelle et l’ampleur qu’elle prendrait. Je passerai aussi sur les nombreuses analyses et propositions de remèdes sur lesquelles nous sommes d’accord vous et moi, comme la nécessité de viser des solutions mondiales plutôt que de choisir la voie du protectionnisme ou d’autres formes de repli nationaliste. Je vous poserai plutôt quelques questions sur les sujets où nos points de vue diffèrent.
Marché et état de droit
Vous évoquez la nécessité de rééquilibrer à l’échelle mondiale le pouvoir des marchés par celui de la démocratie et vous lisez dans la crise présente une faiblesse de l’état de droit due au fait que le pouvoir politique est fragmenté, distribué entre une poussière d’états dont le régime est dans le meilleur des cas, la démocratie, alors que les marchés sont, de par leur nature, planétaires. Il est logique que vous appeliez du coup à une gouvernance des marchés à leur échelle : celle du globe tout entier.
Les termes de cette équation supposent que la démocratie est de taille à maîtriser le titan des marchés. Mais disposons-nous de preuves que ce puisse être effectivement le cas ? Pensons par exemple à la capacité des marchés à corrompre le politique : combien de voix dans les élections pourtant « libres » des démocraties sont en réalité achetées directement ou indirectement par ceux qui disposent de la richesse ? Combien de nos dirigeants - élus et autres - agiront-ils avec détermination pour éliminer les paradis fiscaux alors que ceux-ci ont été créés pour leur bénéfice ?
La crise des subprimes a été rendue possible d’une part par les 200 millions de dollars dépensés par le lobby Fire (Finance, Insurance and Real-Estate) pour éliminer le Glass-Steagall Act de 1933 qui prohibait aux banques de dépôt de se livrer à des activités de courtage et à la spéculation, et d’autre part par les dizaines de millions de dollars dépensés par la Mortgage Bankers Association pour imposer les formes de prêts hypothécaires qui devaient conduire à la catastrophe que nous vivons maintenant. La Chamber of Commerce des États-Unis détermine la politique extérieure de ce pays depuis le XIXe siècle. On lui doit, entre autres, le renversement de Mossadegh en Iran en 1953 dont le monde paie encore aujourd’hui les conséquences, et l’occupation actuelle de l’Irak. Si le régime pourtant démocratique de la superpuissance qui joue en ce moment le rôle de gendarme du monde ne lui permet pas de prévenir les interférences des marchés dans la direction de ses affaires, comment peut-on espérer qu’il en irait mieux à l’échelle planétaire ?
Je considère quant à moi, vous le savez peut-être, qu’il existe une disparité essentielle entre démocratie et marchés : la première constitue une invention humaine, née d’un désir de pacification des relations entre les hommes, les seconds demeurent l’expression spontanée de la manière dont notre espèce réglait ses affaires à l’état sauvage : par la guerre de tous contre tous. Ce qui fait défaut à nos démocraties, n’est-ce pas de n’avoir pas encore étendu le principe démocratique aux domaines de l’économie et de la finance, d’avoir laissé en ces lieux des institutions humaines, des plages de sauvagerie ? Bien sûr, un équilibre s’installe - comparable à l’équilibre de la terreur lors des guerres froides - dans un univers de concurrence, mais cet équilibre est instable, ne pouvant survivre que si un contrôle étroit s’exerce à chaque instant. Sinon, dès que la surveillance se relâche, les plus faibles sont éliminés et une poignée de vainqueurs se partagent le terrain pour dicter leurs conditions. La victoire historique des démocraties sur les régimes totalitaires ne découle-t-elle pas du fait que les systèmes qui ne reposent pas sur le consensus s’épuisent en raison d’un coût de la surveillance trop élevé par rapport au surplus créé ? Pourquoi en serait-il autrement en économie ? Quelle énergie ne serait-elle pas libérée si la structure des entreprises cessait de mimer la hiérarchie militaire, si tant de ses ressources n’étaient mobilisées en leur sein dans un combat chimérique contre l’insubordination ?
Crises et cycles
Vous préconisez « d’investir à contre-cycle pour compenser à la fois l’excès d’optimisme et l’excès de pessimisme » mais en évoquant des « cycles » ne vous situez-vous pas déjà dans le camp des optimistes ? Me tournant vers le passé j’y discerne sans doute des crises en grand nombre mais je n’y vois aucun cycle. Je constate en effet que l’inventivité humaine nous a permis d’émerger de ces crises au bout d’un certain nombre - très variable d’ailleurs - d’années, mais s’il existe des recettes bien éprouvées pour créer des crises, comme une disparité scandaleuse des revenus ou l’envahissement des marchés par les spéculateurs, conditions qui furent réunies aussi bien en 2007qu’en 1929, il n’en demeure pas moins que chaque crise est sui generis en raison du progrès technologique intervenu entretemps et le fait que nous soyons sortis indemnes de chacune des précédentes ne nous dit rien du degré de destruction et de chaos qui aura été atteint quand celle-ci entrera dans sa phase finale.
Ne voyons-nous pas en ce moment les autorités financières y perdre leur latin ? Et quand vous évoquez un rôle accru pour le FMI ou la Banque Mondiale, qui nous garantira que leurs politiques seront mieux avisées dans l’avenir qu’elles ne le furent dans le passé, quand leur aveuglement idéologique les conduisit bien souvent à accroître la misère des populations des pays qu’ils guidèrent dans la gestion de leur dette ? Bien sûr, les années ont passé et l’on pourrait espérer que les progrès accomplis par la science économique entretemps assureront que de telles errances ne se reproduiront pas mais, comme vous le savez, le fait que les économistes se sont montrés incapables d’apercevoir la crise qui se profilait à l’horizon n’augure rien de bon. Nous savons même à quel point ils sont aujourd’hui enfermés dans des impasses théoriques, conséquence sans doute de la servilité dont ils ont fait montre vis-à-vis de ceux qui se sont présentés comme les commanditaires de leur savoir et les ont généreusement rétribués pour mener la « science » économique dans telle direction qui servait leurs propres intérêts plutôt que dans telle autre qui pourrait nous aider aujourd’hui.
Vous préconisez à juste titre que les agences de notation relèvent désormais du service public plutôt que d’être rémunérées pour leurs services par ceux qu’elles sont chargées d’évaluer. C’est en effet la voie du bon sens mais cette mesure résoudra-t-elle une question de fond, affectant d’ailleurs au même titre l’ensemble des modèles financiers : leurs modèles d’évaluation ne continueront-ils pas comme par le passé de reposer sur une prétention absurde de maîtriser l’avenir, et ceci quelque soient les améliorations qu’on leur apporte ?
Cher Jacques Attali, j’ai déjà eu l’occasion il y a quelques jours de dire de « La crise, et après ? » (Fayard 2008), qu’il s’agit d’un livre court mais percutant. Je n’évoquerai pas ici l’historique très précis que vous nous offrez du déroulement de la crise et pour lequel vous me mentionnez comme l’une de vos sources d’information. Vous avez également l’amabilité de voir en moi, aux côtés de Martin Wolf, de Nouriel Roubini, d’Andy Xie et de Raghuram Rajan, l’un des cinq visionnaires qui avaient prévu la crise financière et économique actuelle et l’ampleur qu’elle prendrait. Je passerai aussi sur les nombreuses analyses et propositions de remèdes sur lesquelles nous sommes d’accord vous et moi, comme la nécessité de viser des solutions mondiales plutôt que de choisir la voie du protectionnisme ou d’autres formes de repli nationaliste. Je vous poserai plutôt quelques questions sur les sujets où nos points de vue diffèrent.
Marché et état de droit
Vous évoquez la nécessité de rééquilibrer à l’échelle mondiale le pouvoir des marchés par celui de la démocratie et vous lisez dans la crise présente une faiblesse de l’état de droit due au fait que le pouvoir politique est fragmenté, distribué entre une poussière d’états dont le régime est dans le meilleur des cas, la démocratie, alors que les marchés sont, de par leur nature, planétaires. Il est logique que vous appeliez du coup à une gouvernance des marchés à leur échelle : celle du globe tout entier.
Les termes de cette équation supposent que la démocratie est de taille à maîtriser le titan des marchés. Mais disposons-nous de preuves que ce puisse être effectivement le cas ? Pensons par exemple à la capacité des marchés à corrompre le politique : combien de voix dans les élections pourtant « libres » des démocraties sont en réalité achetées directement ou indirectement par ceux qui disposent de la richesse ? Combien de nos dirigeants - élus et autres - agiront-ils avec détermination pour éliminer les paradis fiscaux alors que ceux-ci ont été créés pour leur bénéfice ?
La crise des subprimes a été rendue possible d’une part par les 200 millions de dollars dépensés par le lobby Fire (Finance, Insurance and Real-Estate) pour éliminer le Glass-Steagall Act de 1933 qui prohibait aux banques de dépôt de se livrer à des activités de courtage et à la spéculation, et d’autre part par les dizaines de millions de dollars dépensés par la Mortgage Bankers Association pour imposer les formes de prêts hypothécaires qui devaient conduire à la catastrophe que nous vivons maintenant. La Chamber of Commerce des États-Unis détermine la politique extérieure de ce pays depuis le XIXe siècle. On lui doit, entre autres, le renversement de Mossadegh en Iran en 1953 dont le monde paie encore aujourd’hui les conséquences, et l’occupation actuelle de l’Irak. Si le régime pourtant démocratique de la superpuissance qui joue en ce moment le rôle de gendarme du monde ne lui permet pas de prévenir les interférences des marchés dans la direction de ses affaires, comment peut-on espérer qu’il en irait mieux à l’échelle planétaire ?
Je considère quant à moi, vous le savez peut-être, qu’il existe une disparité essentielle entre démocratie et marchés : la première constitue une invention humaine, née d’un désir de pacification des relations entre les hommes, les seconds demeurent l’expression spontanée de la manière dont notre espèce réglait ses affaires à l’état sauvage : par la guerre de tous contre tous. Ce qui fait défaut à nos démocraties, n’est-ce pas de n’avoir pas encore étendu le principe démocratique aux domaines de l’économie et de la finance, d’avoir laissé en ces lieux des institutions humaines, des plages de sauvagerie ? Bien sûr, un équilibre s’installe - comparable à l’équilibre de la terreur lors des guerres froides - dans un univers de concurrence, mais cet équilibre est instable, ne pouvant survivre que si un contrôle étroit s’exerce à chaque instant. Sinon, dès que la surveillance se relâche, les plus faibles sont éliminés et une poignée de vainqueurs se partagent le terrain pour dicter leurs conditions. La victoire historique des démocraties sur les régimes totalitaires ne découle-t-elle pas du fait que les systèmes qui ne reposent pas sur le consensus s’épuisent en raison d’un coût de la surveillance trop élevé par rapport au surplus créé ? Pourquoi en serait-il autrement en économie ? Quelle énergie ne serait-elle pas libérée si la structure des entreprises cessait de mimer la hiérarchie militaire, si tant de ses ressources n’étaient mobilisées en leur sein dans un combat chimérique contre l’insubordination ?
Crises et cycles
Vous préconisez « d’investir à contre-cycle pour compenser à la fois l’excès d’optimisme et l’excès de pessimisme » mais en évoquant des « cycles » ne vous situez-vous pas déjà dans le camp des optimistes ? Me tournant vers le passé j’y discerne sans doute des crises en grand nombre mais je n’y vois aucun cycle. Je constate en effet que l’inventivité humaine nous a permis d’émerger de ces crises au bout d’un certain nombre - très variable d’ailleurs - d’années, mais s’il existe des recettes bien éprouvées pour créer des crises, comme une disparité scandaleuse des revenus ou l’envahissement des marchés par les spéculateurs, conditions qui furent réunies aussi bien en 2007qu’en 1929, il n’en demeure pas moins que chaque crise est sui generis en raison du progrès technologique intervenu entretemps et le fait que nous soyons sortis indemnes de chacune des précédentes ne nous dit rien du degré de destruction et de chaos qui aura été atteint quand celle-ci entrera dans sa phase finale.
Ne voyons-nous pas en ce moment les autorités financières y perdre leur latin ? Et quand vous évoquez un rôle accru pour le FMI ou la Banque Mondiale, qui nous garantira que leurs politiques seront mieux avisées dans l’avenir qu’elles ne le furent dans le passé, quand leur aveuglement idéologique les conduisit bien souvent à accroître la misère des populations des pays qu’ils guidèrent dans la gestion de leur dette ? Bien sûr, les années ont passé et l’on pourrait espérer que les progrès accomplis par la science économique entretemps assureront que de telles errances ne se reproduiront pas mais, comme vous le savez, le fait que les économistes se sont montrés incapables d’apercevoir la crise qui se profilait à l’horizon n’augure rien de bon. Nous savons même à quel point ils sont aujourd’hui enfermés dans des impasses théoriques, conséquence sans doute de la servilité dont ils ont fait montre vis-à-vis de ceux qui se sont présentés comme les commanditaires de leur savoir et les ont généreusement rétribués pour mener la « science » économique dans telle direction qui servait leurs propres intérêts plutôt que dans telle autre qui pourrait nous aider aujourd’hui.
Vous préconisez à juste titre que les agences de notation relèvent désormais du service public plutôt que d’être rémunérées pour leurs services par ceux qu’elles sont chargées d’évaluer. C’est en effet la voie du bon sens mais cette mesure résoudra-t-elle une question de fond, affectant d’ailleurs au même titre l’ensemble des modèles financiers : leurs modèles d’évaluation ne continueront-ils pas comme par le passé de reposer sur une prétention absurde de maîtriser l’avenir, et ceci quelque soient les améliorations qu’on leur apporte ?
« Initiés » et accès à l’information financière
Vous évoquez l’avantage indu dont bénéficient les « initiés » dans l’accès à l’information financière et vous semblez appeler de vos vœux une époque de plus grande transparence où « chacun, même le moins formé, pourra un jour calculer des dérivés et confectionner des produits structurés » mais - admettant même qu’il s’agisse là d’un progrès - quel bénéfice une meilleure transparence de l’information financière, obtenue à l’aide d’une surveillance accrue, apportera-t-elle dans le contexte présent de la distribution, non pas des revenus, qui peut être infléchie par la fiscalité, mais du patrimoine ? Un nouveau départ ne réclame-t-il pas nécessairement de remettre les pendules à l’heure pour ce qui touche aux colossales rentes de position actuelles de ceux qui se sont appropriés au fil des siècles les communs : l’accès aux ressources naturelles, à la terre, à l’eau, aux ressources minières, ou la licence pour eux de polluer et de détruire la planète impunément ? Le caractère sacro-saint de la propriété privée ne doit-il pas être révisé dans les cas où cet a priori menace la survie-même de la planète ?
La spéculation
La spéculation demeure tolérée comme un mal nécessaire, on entend répéter - paradoxalement même encore aujourd’hui - l’argument spécieux qu’elle présente certains assez positifs, comme d’offrir aux marchés une liquidité que leur est nécessaire. J’ai bien entendu réfuté ce sophisme. Je n’observe que des efforts sporadiques et anémiques de brider la spéculation, aucun de la supprimer. Elle est pourtant responsable des 145 dollars qu’avait atteint le baril de brut en juillet de cette année, envolée de son prix qui entraîna à sa suite celui des céréales et c’est donc bien elle qui provoqua les émeutes de la faim qui secouèrent plusieurs pays du Tiers-Monde, en Afrique, en Asie et même en Amérique avec Haïti. Lorsque le prix du pétrole s’effondre pour atteindre aujourd’hui à la baisse 42 dollars, ce sont les entreprises promouvant les énergies renouvelables qui se trouvent balayées par cette plongée et acculées à la faillite.
Ne croyez-vous pas alors que la spéculation doive être éradiquée et que l’interdiction que je propose des paris sur l’évolution d’un prix devrait être imposée ? Une telle prohibition maintient en place l’ensemble des marchés financiers existant aujourd’hui mais en interdit l’accès aux spéculateurs pour le réserver aux seuls agents économiques légitimes : ceux à qui ils procurent une fonction d’assurance contre des aléas inévitables, climatiques par exemple. Dernière question enfin : les pouvoirs en place dans les régimes démocratiques sont-ils prêts à voter une telle mesure ou bien ne le feront-ils que quand les peuples qu’ils représentent en principe les auront rappelés au sens du devoir par un appel du pied extra-parlementaire ?
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008) et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).
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